~La dernière chasse de l'année [PV Yue Saiai]

Cet après-midi, Yue allait partir en chasse, parce qu'il avait faim. Vraiment faim, pour une fois. Il n'avait pas mangé depuis deux jours, il fallait qu'il se bouge, d’autant que le gibier se faisait rare au début de cet hiver particulièrement rude.

Il sortit, nu comme au jour de sa naissance, dans la neige froide et s'en frotta énergiquement le corps pour se laver. Il n'avait cependant pas le courage de briser la glace de l'étang sous la cascade pour se laver les cheveux, aussi natta-t-il sa longue chevelure à la couleur de l'argent pâle. Puis il retourna dans la petite grotte qui lui servait d'abri depuis le début de la nouvelle lune, et enfila ses vêtements, toujours blancs malgré l'usure -il n'avait jamais supporté de porter des vêtements sales- et chaussa ses hautes bottes, de cuir blanc également, qui lui montaient au dessus du genou, et se mit en chasse, allant au petit trop à travers l'épaisse forêt qui s'était teinte de blanc et de noir.

Yue allait en silence dans l'après-midi grise de l'hiver. Un autre hiver. Le troisième ou le quatrième depuis la mort de Yùn? Il ne savait plus, il ne se souvenait plus vraiment. Cela n'avait aucune sorte d'importance, ça faisait juste trop longtemps. Il survivait plus qu'il ne vivait, changeant d'abri suivant les saisons, se nourrissant de chair cuite quand il pouvait faire du feu, mais la dévorant crue à la manière d'une bête sauvage la plupart du temps. Au début, cela l'avait révulsé, mais plus maintenant. Il était vide de sentiments, ou trop plein de cette tristesse douloureuse, sourde, et infinie qui le détruisait à petit feu depuis la mort de son jumeau.

Il se déplaçait sans émettre le moindre son sur la neige, vif et léger comme un fantôme. Il entendit un bruit de biche courant à travers les arbres, et grimpa dans un haut chêne pour avoir une meilleure vue. Il la vit, elle semblait affolée, et sa magie contenue de liseur d'esprit l'avertit d'une présence à sa poursuite. Peut importe, celle-là serait sa proie, et si ça ne plaisait pas à l'autre, ce serait pareil. Il leva la main gauche, et fit apparaitre une flèche de glace qui fila à la vitesse de l'éclair se ficher dans la gorge de la pauvre bête.

Ce n'est qu'après que Yue vit le loup ambré, bien campé sur ses pattes, qui l'observait avec intelligence, pas forcément menaçant mais sur ses gardes tout de même. Un Yajû. La haine du jeune Mahô pour ce peuple revînt de plus belle, découplée par, en plus, la vision d'un des animaux qui avaient pris la vie de son frère. Même s'il portait l'entière responsabilité de cet accident, c'était à ce peuple bestial et barbare qu'il devait d'être plus seul que jamais, perdu dans une vie dont il ne savait que faire, dont il ne voulait même pas mais que, enchainé par la promesse faite à Yùn, il subissait.

Il resta à l'observer, puis fit apparaître de nouvelles piques de glace et les envoya sur le loup, pour le faire fuir. Il ne pouvait plus parler, il avait inconsciemment scellé sa voix, aussi lui ferait-il comprendre sa volonté autrement. Et s'il devait le tuer, et bien cela ferait au moins un de ces maudits Yajûs de moins sur terre, ce ne serait pas un mal.

Le loup pila net sur ses quatre pattes, tendit qu'il vit filer à la vitesse de l'éclair une flèche de glace, qui alla se ficher tout droit dans la gorge de la pauvre biche, sa proie. Un grognement animal monta du plus profond de sa cœur. Qui était l'importun qui osait lui voler sa prise?! Il fit volte face, les poils hérissés, les dents découvertes, prêt à bondir sur le voleur.

Puis il réfléchit, l'humain reprit le pas sur l'animal qui était en lui. Seul un humain était capable d'une telle chose, bien plus encore, seul un Maho pouvait lancer une flèche de glace. Mais était-ce un ami ou un ennemi? Quelqu'un qui désirait se réfugier à Tsubame ou bien la faire tomber? Kohaku attendit un instant, sachant qu'il était bien plus dangereux sous sa forme de loup que sous sa forme humaine en cas d'attaque.

Il aurait pu s'enfuir en voyant surgir de nouveau pique de glace. Mais il avait vu cette scène se produire bien trop souvent dans sa tête pour être capable de détaler comme un lapin. Il n'était plus tout à fait un humain depuis bien longtemps et le loup qui était en lui refusait d'abandonner sa proie. Il détestait tuer des humains, l'ayant trop fait par le passé, mais refusait également de laisser la biche et de partir sans connaitre
les intentions de son adversaire.

Avec la rapidité d'un combattant hors pair, il évita les piques de glace, et essaya de discerner entre les hautes branches, où pouvait être caché son ennemi. Il ne parlait pas, ne faisait aucun bruit, et était donc contraint de faire confiance à son instinct pour le trouver.

Yue fut surprit que le Yajû évitât toutes ses attaques. Visiblement le loup avait le dessus en lui, et il devrait passer à la vitesse supérieure, qu'à cela ne tienne. De toutes manières, il ne semblait pas l'avoir déjà repéré, puisque son regard doré cherchait en vain parmi les branches. Il fallait bien avouer, aussi, qu'avec ce temps neigeux Yue était parfaitement camouflé.

Le vent fit voler ses cheveux et dégagea son œil gauche, dont il venait de relever le cache. Malgré les apparences, il voyait parfaitement des deux yeux, mais le gauche, donné par son frère, lui faisait des yeux vairons, l'identifiant plus clairement que jamais à un Mahô, et le cache était lui-même particulier, puisqu'il limitait ses magies.

En effet, un Mahô de vingt-quatre ans n'est pas censé pouvoir bien maîtriser deux magies. Mais Yue était un cas particulier. Sa première magie, qu'il nommait lui-même la 'lecture d'esprits', lui donnait accès à toute pensée et sentiment dans un rayon d'environ deux cent mètres. Et il ne pouvait pas choisir de l'activer ou non, tout au plus avait-il appris l'auto-discipline d'occulter ces informations. Mais cette magie était une vraie malédiction. Sa seconde magie était, à l'origine, une magie du vent, également très rare chez les Mahô. Yue n'avait jamais pu vraiment la développer. Mais, depuis la mort de son frère jumeau, cette magie avait disparu, remplacée par la première Magie de son frère: la magie de la glace. Elle était très développée, et cela posait beaucoup de problèmes au jeune homme, qui, avant de partir à jamais des montagnes Mahô, avait réussi à se créer ce cache-œil qui limitait ses capacités spirituelles, et atténuait aussi les conflits magiques en lui.

Relevant le cache, il put ainsi entendre les pensées de l'homme-loup, qui était aussi intrigué par ses intentions envers ce village abominable où les quatre races se côtoyaient dans la joie et la bonne humeur, que déterminé à récupérer la biche qu'il considérait comme sa proie –à assez juste titre, il fallait bien l’avouer. Yue, de son coté, avait la ferme intention de ne lui donner satisfaction en rien. Le visage inexpressif, comme la plupart du temps, il forma de nouvelles piques de glace, plus nombreuses, et les envoya en rafale sur le loup qui le cherchait des yeux.

Une fois de plus, Kohaku évita les attaques de son ennemi avec brio. Bien qu'il soit taillé pour l'endurance, il avait énormément appris à se mouvoir avec rapidité, tout particulièrement quand un Maho l'attaquait avec sa magie. Il fallait dire que son baptême du feu, ou sa première chasse comme l'appelait ses pairs maudits, lui avait laissé une expérience cuisante et indélébile. Quand plusieurs magiciens vous lançaient plusieurs sorts en même temps, on avait tout intérêt à apprendre à vite bouger, sans quoi, c'était la mort assurée. Ainsi, le loup avait appris à faire davantage confiance à son corps, et à sentir au plus profond de lui même la magie fuser vers lui, et non plus la voir avec ses yeux. Sans ça, il ne serait plus de ce monde.

Cependant, plusieurs morceaux de glace l'écorchèrent quelque peu, mais le froid cuisant de l'hiver l'anesthésiait. De toute façon, il avait déjà connu bien pire, la mort l'avait menaçait de sa faux bien des fois avant ce combat. Ainsi Kohaku n'y prêta guère attention, il lui faudrait bien que de simples égratignures pour le mettre hors d'état de nuire. Par instant il essaya de chercher de vue, où pourrait être son adversaire, mais sans succès. Il semblait aussi invisible que le vent, sans doute parfaitement caché dans le blanc de la neige. Comment était-il vêtu? A quoi ressemblait-il? Était-il comme tout les Maho, les cheveux noirs d'encre et les yeux vairons?

Enfin, il l'entraperçu brièvement, vague masse blanche parmi tout le blanc de la neige, et se décida. Il reprit sa forme humaine pendant une mini-pause du sorcier. Ses membres s'allongèrent, son visage se rétrécit et il l'attendit, bien campé sur ses jambes, les bras croisés, vêtu d'un simple pantalon de cuir, les sourcils froncés. Ses cheveux ambrés formaient une vague masse éparses sur son cranes, tandis que quelques mèches plus longues voletaient autour de lui, porté par le vent glacé de la saison froide. Ses yeux, en amandes et d'un jaune doré, le fixait avec colère mêlé de curiosité face à cet être qui lui paraissait insaisissable.

"Ca suffit, montre-toi étranger!"

Kohaku resta un instant sans bouger, à la fois fasciné et intrigué par le Maho. Tout de blanc vêtu et les cheveux argent, il ressemblait à une créature des neige, et il eu une brève pensée pour sa sœur, qui était aussi blanche que lui sous sa forme de loup. Mince, à la limite de la maigreur, son œil vide le fixait avec une haine palpable, et semblait prêt à l'attaquer et le tuer à tout instant. Kohaku connaissait bien ce genre de regard, il avait vu bien des siens l'arborer, et frémit un instant à cette pensée, chassant son passé au triple galop. Le jeune homme, guère plus jeune que lui, semblait affamé ce qui le fit soupirer. Serait-il trop gentil? Non, pas encore, il lui restait quelque chose à faire en premier lieu.

"Que fais-tu dans le secteur? Recherchais-tu de quoi te nourrir ou étais-tu venu pour faire le mal? Si tu n'es pas un ennemi de Tsubame, alors tu n'es pas le mien. (Il desserra les bras). Peu importent nos différences, si tu recherches un refuge et la paix, je t'y conduirai. En revanche, si tes intentions sont mauvaises et que tu ne cherches qu'à détruire, alors je te tuerai sans la moindre hésitation." Acheva-t-il.

Kohaku sonda du regard le jeune homme qui observait avec un désintérêt total. Bon, d'une certaine manière, cela voulait sûrement dire qu'il se fichait pas mal de Tsubame, et qu'il n'avait pas l'intention d'y commettre d'impair. Mais une partie de lui ne pouvait se résoudre à le laisser ainsi. Le regard insistant qu'il lança une fois de plus en direction de la biche lui signifia clairement ce qu'il voulait. Il grogna, puis recula de quelques pas pour lui laisser le champ libre.

"Allez sers-toi, je n'en trouverais surement plus aujourd'hui mais tant pis, j'ai de quoi faire chez moi, je retournerai chasser demain."

Yue leva un sourcil interrogateur. Il comptait le tuer si ses intentions étaient mauvaises? Qu'il essaye, pour voir, on allait s'amuser. Il voulait bien mourir, mais certainement pas de la main d'un Yajû. Et celui-là ne ferait pas le poids non plus s'il décidait d'utiliser sa magie d'esprit. Et, quoique cette pratique le répugnat plus que tout, la promesse faite à son jumeau mourrant de survivre passait bien avant la vie de cet homme. Dommage pour lui. Ce n'était même pas une décision personnelle, au fond. Sa vie, Yue s'en serait bien débarrassée.

Et, de toutes manières, il n'avait que faire des hommes et de leur société. Qui le provoquait trouvait immanquablement la mort, enfin, jusqu'à présent. Les autres, il se contentait de les ignorer autant que possible quand on entend les pensées d'autrui à chaque instant.

Il toisa le jeune homme d'un air hautain, et haussa les épaules. Si Tsubame était le village un peu plus bas, alors qu'il soit tranquille, il n'en avait rien à faire. Il voulait seulement la biche pour se nourrir. Et la peau servirait à améliorer son confort spartiate. Un point c'était tout. Il ne voulait plus rien avoir à faire avec aucun être vivant et doué de pensée. Yue fit un pas vers la biche, le regard toujours planté dans celui du Yajû.

Quand, par la suite, l'autre lui concéda le droit de récupérer la dépouille, Yue lui fit un léger signe de tête. Il n'était ni ingrat ni impoli, et Yue avait sa fierté. Il en avait même beaucoup. Et la haine n'empêche pas les bonnes manières, pas plus que le fait de vivre comme un sauvage aux frontières de la forêt des Yaju. Mais il n'avait pas non plus suffisamment confiance en cet homme pour s'agenouiller vers la dépouille en sa présence.

Oh, certes, il se doutait bien qu'il ne lui ferait aucun mal, s'il venait de ce village, Tsubame. Ils étaient tous pacifistes, là-bas. donc à mois que le Mahô ne s'en prenne à lui, il avait bien compris qu'il ne courait aucun risque. Oui, mais voilà, les mauvais habitudes sont tenaces et même envers les siens Yue s'était toujours montré méfiant.

Avec un soupir, il se dit que son frère aurait aimé vivre dans un endroit pareil, un endroit sans conflits entre les races. Il savait aussi que la plupart des autres clans s'acharnaient à le détruire. Depuis le temps qu'il les observait, il avait vu les espions et les guerriers, les attaques... Yue se demanda pourquoi les différentes races ne pouvaient pas vire en paix, acceptant leurs différences. Si ça avait été le cas, il aurait encore eu son frère, et peut-être qu'à cette heure il aurait même eu des neveux et des nièces. Mais non. Et le jeune Mahô haïssait la haine bien plus encore que le peuple Yaju.

Bon, l'autre ne le lâcherait pas tant qu'il ne lui aurait pas donné d'explication. Et il était hors de question de lui montrer son don de liseur d'esprits. Celui-là resterait caché, enfuit comme la malédiction qu'il était au plus profond de lui, enfermé dans son cœur avec Yùn, qui avait été son pilier pour le supporter. Vraiment, il ne voulait pas lui révéler sa magie, d'autant que si ce type n'était pas aussi idiot qu'il voulait bien en avoir l'air, il se rendrait vite compte qu'il y avait un problème chez lui. Un Mahô de vingt-quatre ans ne maîtrise pas deux magie aussi bien que lui.

Alors, ne voyant plus aucune solution, Yue ouvrit la bouche et la referma, puis mit sa main sur ses lèvres, espérant que l'autre Yajû le comprendrait. On ne savait jamais, peut-être était-il moins stupide que ceux de sa race? Lui, à sa place, aurait compris, mais il se savait plus perspicace que la moyenne des Mahô, qui étaient pourtant réputés pour avoir l'esprit acéré. Et son caractère un poil orgueilleux et hautain avait tendance à méjuger les capacités intellectuelles d'autrui, au profit des siennes. Personne n'est parfait. Mais là, franchement, il ne pouvait pas faire plus clair.

L'autre s'écarta de nouveau et s'assit dans la neige, adossé à un arbre. Le moins qu'on puisse dire était qu'il était têtu et qu'il n'avait aucun sens commun. Car si son pantalon de cuir l'isolait de l'humidité, il n'empêchait certainement pas le froid de la neige fraîche de pénétrer jusqu'à sa peau. Et il était torse-nu. Déjà que Yue, tout mage de la glace et enfant des montagnes qu'il soit, avait froid dans ses vieux vêtements, lui, il devait franchement se geler. Mais bon, c'était son problème, pas vrai?

Cependant, le voyant frissonner dans le froid, il dégrafa sa cape de laine, devenue trop fine au fil des hivers, révélant plus ou moins sous son pourpoint blanc et moulant, moins miteux car toujours fait d'une seule pièce, mais à présent trop large, la réelle maigreur de son corps. On ne fait pas de lard à se nourrir correctement deux fois par semaine au mieux -c'était cela d'être trop fainéant pour chasser tous les jours- et à courir les bois, voire à se battre pour sa vie. Il jeta la cape au Yajû, qui n'avait pas l'air de vouloir bouger. Il avança d'un pas, mais ne toucha pas la biche dont le sang s'éparpillait sur la neige formant une masse rouge.

Yue fut étonné de voir le Yaju se lever, et encore plus de reposer la cape sur ses épaules. Il n'en voulait pas, visiblement, Yue n'était pas le seul à avoir un sens de l'honneur frisant l'orgueil dans cette forêt. Même si ce qu'il ressentait en ce jeune homme tenait plutôt à la compassion. Quand celui-ci s'approcha de lui, il eut un mouvement de recul, mais le laissa faire. Celui-là ne lui voulait pas de mal.

Mais franchement, pour qui se prenait-il de l'inviter chez lui? Comme si Yue, qui vouait à son peuple une antipathie pour le moins farouche, accepterait de poser le pied sur le seuil de sa maison!!! N'importe quoi. Certes, ce Kohaku ne pouvait pas le savoir.

Et si Yue savait bien que l'hiver allait être rude, il s'en fichait. Si la mort devait le prendre, qu'elle le prenne. Pour ce que cela lui importait… Il avait promis de ne pas attenter à ses jours, de ne pas rejoindre son jumeau dans la tombe, mais il n'avait pas promis de prendre soin de lui et de se battre pour survivre si la grande faucheuse décidait qu'il était son heure.

Et, plus que tout, il ne voulait pas retourner vers aucune forme de civilisation, même pacifiste. Même si cela aurait été le rêve de Yùn. 'Trouve la Paix, et la Vérité, et surtout, Vis après moi', lui avait-il dit, agonisant. Était-ce une vision du futur d’un grand magicien agonisant ? Yùn avait-il un troisième don en plus de ses magies de glace et de soin, hérité de leur mère qui était voyante ? Bref, Yue ne voulait pas aller à Tsubame, malgré l'idée attirante de vêtements chauds et d'un lit confortable. Il recula et fit non de la tête au Yajû. Celui-là semblait passablement borné, et lui ne voulait pas se prendre la tête avec qui que ce soit. Il voulait juste qu'il parte et le laisse emmener sa proie dans sa grotte pour la dépecer et la faire cuire avec le bois qu'il avait ramassé la veille.

Si le yajû pensait l'appâter avec des repas et des vêtements gratuits, il se trompait lourdement. Yue n'avait jamais accepté d'obtenir quoi que ce soit gratuitement, et s'il devait intégrer ce village, il prendrait part à une quelconque activité pour gagner sa vie. Il avait été élevé de la sorte, et était bien trop fier pour accepter l'aumône. S'il avait souhaité qu'on ait pitié de lui, cela aurait déjà fait deux hivers que le Mahô habiterait le village.

Mais il ne le souhaitait pas. Le jeune homme soupira, la contrariété se peignant sur son beau visage aux traits harmonieux. Il regarda autour de lui, et prit un bâton tandis qu'après s'être excusé, l'autre reprenait sa forme animale sous son regard passablement écœuré. Il n'aimait pas cette magie, elle lui semblait contraire à la nature des humains. Mais les Yajûs étaient-ils seulement humains? Mettant de côté ces préoccupations philosophiques, dans la neige, il inscrivit: "va-t-en et oublie ça, je ne viendrai pas".

Il passerait l'hiver comme il le pourrait, se couvrant de peaux de bêtes pour ne pas avoir trop froid, se nourrissant de racines gelées et de lapins des neiges, ou, au pire, faisant payer aux villages Yajû le tribu de la mort de son frère et pillant leurs réserves. Pourtant, au fond de lui, quelque chose était attirée par ce village, et aussi par cet homme. Pour un Yajû, il était différent, il y avait dans ses yeux, dans son esprit, cette étincelle de douleur et de culpabilité étrange.

C'était d'ailleurs probablement plus par la créature qu'il avait face à lui que par le village qu'il était irrésistiblement attiré, conclu le Mahô après un temps de réflexion. Et cette conclusion ne le satisfaisait en aucune façon. Lui, attiré comme un aimant par un Yajû?! N'importe quoi. La faim devait le faire délirer. Et pourtant, il ne parvenait pas à détacher son œil unique du regard doré du beau loup ambré qui se tenait face à lui, calme et attentif, mais magnétique. Un frisson parcourut l'échine de Yue, qui se sentit soudain très pressé de partir et de laisser l'homme-loup loin derrière lui, comme un insignifiant épisode du passé que l'instant présent serait le soir même.